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Faut-il renoncer aux méga-tournées pour sauver le sens de la culture ?

By December 2, 2025No Comments

Toujours à l’avant-garde des avancées sociétales, la culture se questionne sur son impact. Aujourd’hui devenue une industrie, elle pèse deux fois plus lourd que le transport aérien intérieur dans le bilan carbone français. Et devient de plus en plus aliénante pour des artistes soumis à des rythmes soutenus.

Alors, faut-il renoncer aux méga-tournées pour sauver le sens de nos pratiques ? Au MaMA 2025, l’app de calcul des impacts de l’événementiel Fairly a organisé un débat, sans filtre, entre artisans de l’indé et poids lourds du show international, pour tenter de dépasser les postures. Spoiler : on aura autant besoin des valeurs de la culture que d’une mesure chiffrée de ses impacts.

L’échange ci-dessous est extrait de cette rencontre – enregistrée et à revoir sur la chaîne YouTube de Fairly – entre Hermine Pélissié du Rausas (Ekhoscènes), Raphaël Herrerias (Terrenoire), Gaëtan Grivel (Gérard Drouot Productions), Aurélie Thuot (Adone / Syndicat des musiques actuelles) et Maxime Faget (Fairly), animée par Jean-Paul Deniaud (Pioche!).

Raphaël, pour la tournée actuelle de votre groupe Terrenoire, vous prenez le temps autour des dates de rencontrer les publics, des chorales, des ateliers d’écriture en médiathèque, des scolaires… Pourquoi ?

Raphaël Herrerias : (…) Nous, on avait cette espèce de rêve de la tournée comme une aventure, où on allait comprendre le pays, les villes et ce qui habitait les gens dans la France d’aujourd’hui. Mais c’est extrêmement frustrant et presque abrutissant de tourner dans cette sorte de fordisme de la tournée. Notre corps est balancé comme ça sur le territoire. Et on se rend compte qu’on ne se souvient plus de rien. Juste une grande masse mémorielle où j’étais sur scène, mais je ne sais plus ce qui s’est passé.

C’est assez éloigné de la fantasmagorie de la tournée. Et c’est important de le dire. J’en ai parlé avec des collègues qui font parfois des tournées plus grosses que les nôtres, et ils sont extrêmement frustrés de perdre le sens de ce qu’ils fabriquent. Alors sur notre tournée, on est là quelques jours avant le concert pour faire de l’éducation populaire, de l’action culturelle, rencontrer les gens, en nous appuyant sur les établissements de service public : SMAC, EPHAD, médiathèques, etc. (…)

 

Aurélie Thuot, le travail que vous faites avec votre société de production Adone, c’est aussi celui de créer du lien entre des artistes et des publics éloignés des grands centres culturels. Peux-tu nous l’expliquer ?

Aurélie Thuot : Nos artistes interviennent beaucoup sur les territoires avec des ateliers, des médiations, en proximité avec le public. C’est un travail sur le temps long. On fait souvent un parallèle entre l’agriculture intensive qui produit et nourrit beaucoup, mais est très énergivore, et une agriculture plus locale, plus raisonnée, qui permet un accompagnement durable en abîmant moins la planète. Les deux modèles doivent exister, il faut qu’on arrive à exister tous ensemble.

En revanche, on est tous citoyens et citoyennes, engagé·es dans une transition écologique nécessaire. On va travailler de manière plus rapprochée, plus durable, à une échelle plus petite. Il y a des salles de concert présentes partout sur le territoire. Il faut aller chercher le public et lui donner envie de revenir dans ces lieux plus petits, et pas seulement sur des très gros concerts.

Raphaël Herrerias : Je ne suis pas tout à fait d’accord sur le fait de dire que l’agro-industrie et le monde paysan peuvent cohabiter. Je n’y crois pas. Pour des raisons extrêmement pragmatiques. L’agro-industrie détruit le vivant, détruit la planète. L’appel au gigantisme, ce mode de vie-là, est extrêmement destructeur. (…) Le parallèle avec le gigantisme industriel musical est à penser dans cette perspective écologique, éminemment urgente.

Aurélie, Raphaël, pour vous, était-ce difficile d’adopter ce type de posture, de ralentir, face à des réflexes de modèles de carrière ?

Aurélie Thuot : Ce n’est pas une difficulté, non. La majorité de nos artistes ont vraiment à cœur de travailler dans ce sens-là (…) et présenter leur spectacle dans de plus petits espaces. Ce peut être dans un hôpital, une prison, sous forme d’ateliers d’écriture dans des écoles, avec des restitutions d’élèves…

Raphaël Herrerias : C’était vraiment un désir, parce que ça se nourrit super bien. (…) Au contraire de la logique industrielle qui te fait reproduire des gestes à la chaîne, tout d’un coup, dans un écosystème varié, tu multiples les gestes, tu as de la créativité et tu essaies beaucoup plus de choses. Je pense qu’on est en train d’enrichir notre palette. Donc au contraire, c’est plutôt un plaisir.

« Information, sensibilisation, réglementation, accompagnement : on doit faire feu de tout bois » – Hermine Pélissié du Rausas (Ekhoscènes)

Hermine, dans les groupes de travail que vous organisez avec le programme Matrice chez Ekhoscènes – le premier syndicat du spectacle vivant privé – se pose-t-on la cette question du soin de la relation au public, aux équipes, aux artistes, aux territoires dans lesquels on s’inscrit ?

Hermine Pélissié du Rausas : Les questions de transition écologique, quand elles arrivent à leur maturité, posent nécessairement des questions sur nos manières de contribuer à la société. Le projet Matrice, mené sur trois ans, interroge dans quelle mesure la tournée de musiques actuelles est le chaînon manquant pour mouvoir le secteur. Aujourd’hui, dans la phase dans laquelle on est, on n’est pas à cette maturité-là de discussion. En parallèle par contre, nous avons un programme d’accompagnement en profondeur de dix structures sur deux ans. Et on arrive-là à ces endroits passionnants de transformation. Après, je pense que chacune et chacun dans nos métiers met du sens dans son travail. Peut-être se perd-on en route, et oui, le soin aux équipes, aux publics, le soin de soi, c’est important. Mais on met nécessairement du sens dans des métiers.

Quels sont les bons leviers et les incitations qui fonctionnent pour les acteurs avec lesquels tu travailles ?

Hermine Pélissié du Rausas : Nous, on essaie d’emmener 500 entreprises extrêmement variées, des petites aux très grandes. Donc on fait feu de tout bois : information, sensibilisation, rappel de réglementation, accompagnement, petits et grands programmes dédiés, parfois vraiment dans la dentelle.

Il y a un travail avec des assos, entre pairs, avec les autres organisations professionnelles, les pouvoirs publics. Avec le ministère de la Culture et le CNM, on se demande comment calibrer au mieux les incitations réglementaires, comment accompagner les entreprises. Il n’y a pas qu’une seule option, c’est tout ça. Pour que la goutte d’eau fasse déborder le vase, on fait en sorte de mettre plein de gouttes dedans.

Gaëtan, chez Gérard Drouot, vous travaillez sur des tournées françaises de grands artistes internationaux, avec de gros enjeux de volume de dates, et de compétition avec les autres sociétés de production. Quel est l’espace pour penser « écologie » dans ce jeu-là ?

Gaëtan Grivel : Honnêtement, cette question est rarement abordée dans nos structures. Pourquoi ? Parce que quand un artiste vient trouver une prod, il vient s’adjoindre des compétences, un conseil, un accompagnement. Et ils attendent ces réponses.

Si tu veux faire construire une maison, tu sais où tu veux vivre et comment. Et tu as besoin d’un architecte pour rendre ce truc-là réel. Lui sait comment construire une maison, avec ses murs et ses matériaux. Est-ce que ça va tenir réellement ? Nous, on est là pour ça. Pour apporter un plan, une stratégie, avec des éléments qu’on connaît. (…)

Gaëtan, si une dimension d’éco-production ou de tournée ralentie était incluse dans votre relation contractuelle avec les artistes à l’international, cela ferait-il fuir des contrats ?

Gaëtan Grivel : Non, je ne pense pas. Lorsqu’il est question d’organiser une tournée internationale, beaucoup de paramètres rentrent en jeu, tout comme l’entourage de travail. Si les artistes étaient informés de l’impact écologique de leur tournée, cela pourrait faire partie des paramètres. Avec un curseur écologique trop dans le rouge, ils seraient incités à le réduire, peut-être à voyager différemment. À l’heure actuelle, on est trop dans l’immédiat. Il n’y a pas ce temps-là. Donc, la meilleure manière d’y aller, c’est en mettant ce paramètre au centre du jeu avec un indicateur véritable, véridique, vérifiable. Alors, je suis persuadé que tous les artistes se saisiront de ce sujet et aucun d’entre eux ne dira : Moi, je n’en ai rien à faire, ce n’est pas mon problème, on continue comme avant.

Maxime, vous chez Fairly, vous produisez de la mesure pour les salles de concert, les festivals et depuis ce mois-ci pour les tournées. Est-ce que vous vous confrontez à une difficulté pour convaincre les gros acteurs de l’utilité de mesurer leur activité ?

Maxime Faget : L’enjeu principal de Fairly Score, c’est de situer l’activité d’une salle, d’un festival et maintenant d’une tournée sur différentes échelles : les émissions carbone du projet, son impact sur l’environnement au sens large, et aussi ses impacts socio-économiques – de la parité des équipes et écarts de paiements, aux démarches d’actions culturelles.

On obtient toute une série d’indicateurs qui permettent ensuite de savoir où agir pour réduire ou améliorer ses impacts. Cela permet d’intégrer, dans les critères de décisions, la notion de responsabilité et de durabilité. Ça a demandé un grand travail de synthèse de nombreux labels et normes existantes, et une réflexion commune avec des représentant·es de toute la filière. Le résultat, c’est de pouvoir produire des résultats qui prennent en compte sa grande diversité, tout en restant objectifs et exigeants. Car ce que nous demandent les structures, qu’elles soient “grandes” ou “petites”, c’est de fournir des données éprouvées, compréhensibles et actionnables pour réduire l’impact du secteur. Et jusqu’ici les retours sont positifs sur ce point.

Gaëtan, pourquoi GDP a-t-il choisi d’être bêta-testeur de cette solution de tournée ?

Gaëtan Grivel : Lorsqu’on est questionné par les organismes étatiques, on remarque que leurs bases de calcul sont très faibles. Et on se retrouve entre boîtes parisiennes à valider quelque chose pour les centaines de milliers de manifestations qui ont lieu par an en France. Émettre un cadre réglementaire sur un corpus aussi faible, ça peut créer des effets de bord délétères sur des structures qui ne sont pas les nôtres. (…) Le Score ne permettra pas de se dire qu’on a réglé le problème. Mais identifier la composante de nos impacts et documenter un corpus peut convaincre les producteurs et les artistes, en disant : voilà un indicateur fiable, voilà les chiffres. Et la phase d’après sera le changement, parce qu’on saura quoi changer. (…)

Voir la suite etl’intégralité de la table ronde ci-dessus et sur la chaîne YouTube de Fairly. Ceci est la reprise d’une article préalablement publié sur le site du média Pioche! dans le cadre d’un partenariat éditorial.